LA RACE DES PIEDS-NOIRS
de Claude SICSIC (janvier 2001)
Cette histoire est une pure fiction. Je veux dire que les personnages n’ont pas existé, les faits ne se sont pas produits, rien de tout cela est réel. Cependant, tout est vrai. En effet, quel grand-père n’a pas raconté sa vie et la vie de toute sa famille à un de ses petits-enfants ? Quel Pieds-Noirs n’a pas eu les larmes aux yeux en pensant à ce qu’il avait laissé sur sa terre natale ? Quel déraciné, en lisant cette modeste nouvelle ne va pas la faire sienne ?
Petite-fille…souviens-toi
La petite-fille : Dis papy, c’est quoi cette boite ?
Ma petite, c’est une longue histoire. Cette boite renferme ce qui est pour moi le plus grand des trésors : Cent trente ans de notre histoire marquée par des joies et des peines. Ces quelques photos qui sont là dans cette boite, c’est tout ce qui me reste aujourd’hui.
Tu le sais, je suis ton grand-père. Eh bien moi aussi j’ai eu un grand-père et c’est lui qui un jour, a quitté son pays pour venir à l’aventure dans un pays inconnu, inondé de soleil mais aussi plein de pièges, sur un autre continent : L’Afrique.
Après un long et pénible voyage avec ses compagnons, le bateau sur lequel il avait embarqué a jeté l’ancre dans une belle baie qui paraissait accueillante. C’était Mers-El-Kébir.
L’arrière pays était magnifique. De grandes plaines s’étendaient à perte de vue, mais elles étaient incultes, marécageuses et infestées de moustiques et autres insectes. C’est dans cette région que mon grand-père s’est établi, sur les terres qui lui ont été concédées par l’autorité de son pays natal : La France.
Mon aïeul s’est ensuite marié avec une toute jeune fille venue elle aussi d’un autre pays, l’Espagne. Ils ont eu cinq enfants : Deux filles et trois garçons. Les trois militaires que tu vois sur cette photo toute jaune sont mon père et ses deux frères. En 1914, comme tous les Français, mon père a été mobilisé et avec ses deux frères, ils sont allés en France défendre leur pays contre ses ennemis.
Sur les trois frères partis à la guerre, un seul est revenu sain et sauf : mon père. Ses deux frères ont été tués; l’un dans la Somme, l’autre nul ne sait ce qu’il est devenu. Son corps n’a jamais été retrouvé.
Pendant toute la durée de cette sale guerre, c’est ma grand-mère, aidée par les indigènes du petit village où nous étions qui s’est occupée de la ferme.
Dis-moi, grand-mère, c’est quoi un indigène ?
Les indigènes sont les habitants de ce pays et qui étaient déjà ici lorsque nous sommes arrivés. Certains nous ont bien accueillis, d’autres non. Tous étaient très pauvres. Ils n’avaient aucune organisation. Ils vivaient en tribu ou dans des petits villages appelés douars. C’est nous qui leur avons appris à cultive, à irriguer. En effet ce pays n’était pas le pays que tu as connu. Il n’y poussait pas grand-chose. Pourtant la terre est bonne, le soleil est là ; il n’y manquait que la volonté, le courage et l’organisation.
Tu vois cette photo ? Près de moi, il y a Kouider. Kouider est un indigène qui travaillait pour nous. Il était intelligent, travailleur et savait se faire obéir des autres indigènes. Il est devenu notre métayer. Lui aussi à fait la guerre dans l’armée Française. Il était dans les zouaves et s’est bien battu pour la France. Il est revenu avec des décorations militaires dont il était très fier. Il les faisait admirer à tous les habitants du village.
Le Fils de Kouider, Lahouari que tu vois sur cette autre photo assis près de ton papa, allait à l’école avec nous. Il était aussi gentil et aussi courageux que son père. S’il est encore vivant, je suis persuadé qu’il pense souvent à nous tous.
Tu sais, mon enfant, nous avons été jeunes nous aussi. Nous vivions très simplement à la ferme. Nos parents travaillaient dur et malgré cela, ils étaient pauvres. Aucune dépense superflue ne leur était possible. Malgré leur envie, ils ne pouvaient nous acheter des jouets. Alors on fabriquait nous-même les nôtres. Avec de gros élastiques, nous confectionnions des sortes de lance-pierres qu’on appelait « Estac ». On s’en servait pour tirer sur les moineaux. On jouait aussi aux billes ou au « petits tas » avec des noyaux d’abricots que l’on appelait « pignols ». Tu vois, nous n’avions pas de beaux jouets comme ceux que vous avez maintenant, mais nous étions tout de même satisfaits de notre sort, et heureux dans notre nouvelle existence.
Lahouari parlait très bien le Français. Ses enfants sont allés très jeunes en classe. D’abord à l’école primaire du village, puis au collège Ardaillon à Oran, ce même collège ou ton père a fait ses études.Ils ont bien réussi puisque l’un d’eux était fonctionnaire aux P.T.T, et l’autre a fait carrière dans l’armée française.
Nous, nous parlions assez bien l’Arabe. Le soir, après le travail, nous avions de longues conversations avec les habitants du village. Nous parlions de la pluie, des travaux à effectuer, des enfants, mais jamais de politique.
Nos voisins qui avaient eux aussi une ferme, étaient Espagnols. Ils avaient appris un peu le Français et nous, un peu l’Espagnol. Et c’est du mélange du Français, de l’Espagnol et de l’Arabe qu’est née notre façon de parler, notre patois à nous, les Pieds-Noirs.
Ces voisins eux aussi étaient très durs à la besogne. Ils n’avaient pas leurs pareils pour faire pousser, au début sur des terres incultes, des poivrons, tomates, oignons, aubergines avec lesquels ils confectionnaient leur plat favori : La tchouctchouka. C’était un plat délicieux qu’ils partageaient volontiers avec nous. Un vrai régal.
Il y avait bien sûr d’autres fermiers autour de nous: des Italiens, des Maltais, des Juifs. Chacun entretenait ses propres coutumes, mais aussi en faisait profiter les autres. C’est ainsi que la cuisine de chacun, les fêtes de chacun étaient bien souvent partagées par tous, sans aucune arrière-pensée, en toute fraternité.
Ainsi, en quelques générations a été forgée cette race. La race des Pieds-Noirs, hommes et femmes semblables à tous les autres mais dans le fond tellement différents. Différents par la langue, la religion, l’origine, la race, le milieu social, ils sont forgés de la même matière : Le courage et la foi dans l’avenir.
Grand-Père, comment viviez-vous ?
Nous vivions heureux. La vie, je te l’ai déjà dit n’était pas facile, loin de là. De père en fils nous avons travaillé la terre. Nous avons transpiré par tous les temps pour donner à cette contrée sauvage la richesse qu’elle a maintenant. Il n’y avait pas de jours fériés, pas de Samedi, Pas de Dimanche. Jour après jour, trois cent soixante cinq jours par an, nous étions tous au travail. C’est pour cela que nous étions respectés par nos ouvriers. Nous avons travaillé autant qu’eux et aussi durement, sinon davantage.
C’est ainsi que nous sommes arrivés à bâtir ce que tu connais : Cette belle propriété avec des vignes, des arbres fruitiers, des orangers et mandariniers parfumant l’air jusqu’à des kilomètres à la ronde, le tout sur une terre devenue riche par notre travail.
A la période des vendanges, c’était magnifique. Tous, grands et petits, hommes, femmes, enfants, étaient là sous le soleil. Que de rires, que de chansons interrompues parfois par le cri des chefs d’équipes de vendangeurs : « Guetta ! Guetta ! » Ce qui veut dire: « coupe ! coupe ! ». Et on coupait ; des grappes de raisins gorgés de soleil que l’on mettait dans nos hottes en osier. Celles-ci étaient ensuite vidées dans de grands tombereaux de bois tirés par des chevaux. Nous avions seulement deux tombereaux car nous n’avions que deux chevaux : Sully un cheval arabe très docile, qui aimait beaucoup les enfants, et Mouna, une jument au caractère indépendant. Il fallait beaucoup d’autorité pour se faire obéir mais elle était très attachante et jouait avec les enfants, sans essayer de leur faire du mal.
Est-ce que vous aussi vous faisiez des fêtes ?
Bien sûr ! Nous fêtions les mêmes fêtes que nous célébrons ici en France : Noël, Pâques que presque tous les habitants du village fêtaient avec nous quelle que soit leur religion. Les Arabes, eux, fêtaient l’Aïd el Srir et l’Aïd et Kébir. Ils abattaient un mouton, et c’est autour d’un grand méchoui que nous nous réunissions tous pour partager le festin. Les Juifs eux, fêtaient le Grand Pardon et nous ne manquions pas le soir venu, d’aller leur souhaiter bonne fête. Ils avaient aussi la Pâque, fête pendant laquelle, huit jours durant, ils ne mangeaient pas de pain. A la fin de cette fête, nous nous faisions un devoir de leur apporter la Mouna, un gros gâteau que tu connais puisque ta grand-mère le confectionne encore. Ils avaient aussi la fête des gâteaux. A leur tour, ils en envoyaient un plat à tous leurs amis et connaissances, quelle que soit la religion.
A la fête des vendanges ou à la fête du village, on mangeait le « bousselouf », le couscous ou le méchoui. Ensemble, nous formions une grande communauté, prèsque une même famille. Nous partagions tout, aussi bien les peines que les joies de chacun.
Mais alors papy, si c’était si bien, pourquoi êtes-vous partis ?
Mon enfant tu sais, quand le bonheur est trop grand, il faut s’attendre à un orage. Alors la foudre peut tomber et tout détruire. C’est mon père – ton arrière-grand-père – qui résumait ceci en disant : « Nous sommes trop heureux ! Ca ne peut pas durer ! On fait sûrement des jaloux dans le monde ». C’est la raison pour laquelle il a encouragé ses enfants à faire des études afin de pouvoir se débrouiller seuls s’il fallait un jour quitter cette terre.
Et l’orage a éclaté. Et la foudre est tombée. Tout a basculé. Poussés par je ne sais quels démons, les agneaux que nous avions élevés sont devenus des loups sauvages. La peur et la sauvagerie ont succédé à l’hospitalité et au bonheur.
On a continué d’exister, bien sûr. On travaillait toujours autant, mais la joie et la confiance avaient disparu. On se méfiait de tout notre entourage. Souvent la nuit je me réveillais au moindre bruit suspect. Nos ouvriers avaient peur des rebelles et nous, nous avions peur de nos ouvriers. C’était un cercle vicieux.
Alors l’harmonie a peu à peu disparu. Nous étions tous méfiants, hargneux. Il y a bien eu une pèriode de joie et d’espoir en Mai 1958 où on est venu nous dire : « Je vous ai compris ! », nous dire que l’Algérie c’était la France et que nous resterions Français chez nous, en Algérie.
Nous aurions dû comprendre « Je vous hais ! compris ? », car on nous a honteusement menti. C’était une imposture. De jour en jour la vie est devenue impossible. Alors nous avons eu un dernier sursaut. La folie s’est emparée de tout un peuple qui ne demandait rien d’autre que de rester Français en Algérie Française.
Les drames se sont multipliés. Des horreurs ont été commises par tous, même entre européens, poussés à l’extrême et acculés au désespoir.
Tu vois ces deux dernières photos ; on devine à peine notre ferme. Tout a brûlé par une belle soirée d’été. Nous rentrions d’Oran avec ton père lorsque nous avons constaté le désastre. Il a alors fallu se résigner à fuir, abandonnant derrière nous plus d’un siècle de labeur et d’existence. C’en était vraiment fini de notre joie de vivre.
Papy, pourquoi ces larmes ?
Ces larmes, elles sont tout au fond de moi. Et, lorsque j’évoque ce passé à la fois si lointain et si proche, elles remontent du plus profond de mon âme vers mes yeux comme pour cacher les images que je voudrais ne plus voir.
Quoi que l’on fasse, où que l’on aille, quand la nuit tombe, j’ai cette déchirure qui me revient et je souffre. Je souffre de n’avoir pas su garder, avec tous les Pieds-Noirs, notre héritage du passé. Notre seul péché, c’est d’avoir voulu rester Français, Chez nous en Algérie.
Ne pleure plus, papy. Je suis là, moi. Tu sais combien je t’aime, combien nous t’aimons tous.
Tu es belle et gentille mon enfant. Tu dois maintenant penser à ton avenir. Cependant n’oublie pas que notre passé, c’est aussi ton histoire, tes racines. Elles doivent rester gravées dans ta mémoire. A ton tour, à l’aide des photos contenues dans cette boite et à ce que tu viens d’entendre, tu pourras raconter cette histoire à tes enfants qui, à leur tour la raconteront. Dis leur bien que tes parents, grands-parents et arrière-grands-parents étaient des héros et faisaient partie de cette race incomparable, la Race des Pieds-Noirs.
Cette boite de photos, elle est maintenant à toi. C’est mon seul bien. Je te le confie. Tu dois le garder précieusement. Tu me le promets ?
Oui papy, je te le promets.